Archives de Tag: Les identités meurtrières

On est mal barré ? (Le problème des appartenances)

Dans son livre1 «Les Identités meurtrières», Amin Maalouf constate que les appartenances (religieuses, ethniques, langues, partis politique, classes sociales…), comme un puzzle, sont les éléments constitutifs de l’identité de chacun. L’ordre d’importance de ces appartenances varie dans le temps et il cite des moments où parfois chez une personne, c’est le religieux qui constitue le socle de son identité, à d’autres moments sa langue. Il constate aussi que l’entente cordiale dans un monde de plus en plus imbriqué et unidirectionnel (c’est la culture occidentale et notamment américaine avec sa langue, l’anglais qui s’imposent partout) est difficile voire impossible.Amin Maalouf, conscient du pire et du meilleur de la mondialisation, propose une voie pour que chacun puisse trouver sa place, être respecté, voire s’épanouir. Il faudrait que2 « dans cette civilisation commune qui est en train de naître, que chacun puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre, que chacun, là encore, puisse s’identifier, ne serait-ce qu’un peu, à ce qu’il voit émerger dans le monde qui l’entoure, au lieu de chercher refuge dans un passé idéalisé. Parallèlement, chacun devrait pouvoir inclure, dans ce qu’il estime son identité, une composante nouvelle… le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine ».

Dans une autre partie de son livre, il écrit 3« une identité qui serait perçue comme la somme de toutes nos appartenances, et au sein de laquelle l’appartenance à la communauté humaine prendrait de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir un jour l’appartenance principale, sans pour autant effacer nos multiples appartenances particulières ».

Pour reprendre les idées d’Amin Maalouf, il s’agit avec la mondialisation de gagner deux choses essentielles. La conscience de notre universalité et unité de destin comme première instance en chacun, au lieu de destins cloisonnés au gré des appartenances. Le respect de chaque particularité, dans une civilisation humaine qui s’épanouit par la diversité et les interactions, au lieu de l’uniformité.

Prenons un exemple. Les Palestiniens et les Israéliens ne pourraient-ils pas s’entendre autour de la gestion de l’eau pour créer l’Eden que pourrait être cette région au lieu d’ériger des murs de la honte ?

Partager ensemble ce bien précieux qu’est l’eau et la façon de le faire fructifier pour tous, ne serait-il pas les prémices d’une possible réconciliation avec des gens sincères des deux côtés ?

Peut-être qu’alors, petit à petit, les moins sincères, voir les plus cloisonnés finiraient aussi par se rencontrer et qui sait, se retrouver.

Amin Maalouf a donné comme titre à son livre « Les identités meurtrières ». J’aurais préféré qu’il le nomme « Les petites identités meurtrières »… pour éviter d’amalgamer le mot identité à tous les intégrismes, fanatismes, populismes,… ( tous les ismes) qui en effet le rend meurtrier. Faire table rase des appartenances en soi ou imposer ses appartenances c’est ce que j’appelle la « petite identité », ou encore l’identité meurtrière dont parle Amin Maalouf. Elle génère chez l’individu un repli sur soi et un comportement de rejet. Cette petite identité, on la retrouve incarnée aussi bien dans les « élites » qu’au fond des banlieues.

Je lui préfère celle qu’on pourrait nommer « l’identité heureuse», fruit d’un processus se traduisant chez l’individu par l’émergence d’une conscience universelle, conscience s’appuyant sur le socle de ses appartenances. J’entends déjà les reproches de certains me taxant d’élitisme ou réactionnaire avec ces notions de « petite identité et identité heureuse ». Ceux-là sont bercés par l’illusion moderniste4, pour reprendre les propos de Jean Claude Michéa. Les appartenances sont toujours le fait d’être englobé dans un tout en rapport avec l’espace et le temps. Il y a six milles ans, comment aurait-on pu être chrétien ou musulman ?

Et il y a cinq cents ans, qui se reconnaissait comme Américain, Japonais ou Marocain ?

Les appartenances nous donnent un cadre et des limites. Et quand ce cadre devient l’unique référent, il est vrai que les intégrismes et les dogmatismes fleurissent. Mais de la à rejeter ou éradiquer les appartenances ?

5 « On ne devient pas sensible à la triple obligation de donner, recevoir et rendre de façon purement abstraite. C’est toujours à travers des formes concrètes de réciprocité – définies selon les codes et les rituels propres à chaque civilisation particulière – qu’une telle sensibilité parvient à se construire. Et si ce code psychologique et culturel fait défaut – pour une raison ou une autre – un sujet ne trouvera plus d’autre guide existentiel que son économie pulsionnelle ou son intérêt bien compris ».

Un homme sans appartenance est un Bouddha (qui dissout toutes formes d’appartenances en les intégrant toutes dans leurs particularités) ou un être déraciné. Et un homme qui ne voit et n’entend que par ses appartenances particulières est un tyran pour les autres comme pour lui-même. L’être déraciné comme le tyran peut aussi se définir comme l’homme de masse6 dont parle Hannah Arendt. L’homme de masse n’a pas, n’a plus, de conviction propre. Il a capitulé de l’intérieur et se retrouve déraciné et isolé même au milieu des siens. L’idéologie totalitaire par sa logique le rassure et lui donne l’impression de faire partie d’un tout organisé. L’homme de masse est séduit par la cohérence du système. Le totalitarisme est une pathologie du rejet de la mort avec en réaction une quête de pureté irrationnelle : une humanité « pure » (le nazisme), une classe sociale « pure » (le communisme), un capitalisme « pur » ou/et un individu « pur » (le libéralisme). Cet thème du totalitarisme sera développé dans un prochain billet.

Les élites de gauche comme de droite veulent substituer à toutes les appartenances, leur appartenance commune, celle du libéralisme. En d’autres termes, la « droite décomplexée » veut virer les appartenances qui ne lui conviennent pas, par conservatisme (clientélisme à ses anciennes appartenances) et surtout pour son projet d’économie mondiale et libérale. Et la « gauche caviar » veut dissoudre toutes formes d’appartenances pour créer l’unité mondiale du genre humain sous prétexte des droits de l’homme et de laïcité.

On est mal barré…

Alors, « l’identité heureuse », comment la cultiver et l’épanouir ?

On peut chercher déjà des modèles dans notre proche histoire. Je pense par exemple à Jacques Lusseyran7. Jacques Lusseyran appartient à la communauté des aveugles, il appartient aussi à la communauté des résistants lors de la seconde guerre mondiale et ensuite il appartient à la communauté des enseignants. Tout cela a contribué à former son identité. Son « identité heureuse», il va la révéler lors de la guerre par la justesse de sa vision sur les personnes qui veulent rejoindre la résistance alors qu’il est aveugle, ou encore par son engagement en tant qu’enseignant à penser par soi-même. On peut dire que ce qui le caractérise au-delà de ses appartenances, c’est sa capacité à exprimer son identité profonde ou identité heureuse. D’où vient cette capacité ?

De l’humanité qui en lui a pu s’exprimer grâce certainement à une éducation, des modèles pour l’inspirer et un contexte de vie favorable à cette éclosion. Cette humanité en soi, je suis convaincu qu’elle est accessible à tous, quelle que soit sa couleur de peau, sa condition sociale et ses aspirations. Je reprends certaines pages d’Eichman à Jerusalem de Hannah Arendt qu’on retrouve aussi dans le livre de Catherine Vallée8 « Hannah Arendt, Socrate et la question du totalitarisme » pour étayer ce que j’avance :

«Il y avait des individus en Allemagne, qui, dès le début du régime hitlérien, s’opposèrent à Hitler sans jamais vaciller. Nul ne sait combien ils étaient – peut-être cent mille, peut-être beaucoup plus, ou beaucoup moins – car on n’entendit jamais leurs voix. On en trouvait partout, dans toutes les couches de la société, chez les gens simples et chez les gens instruits, dans tous les partis, et peut-être même dans les rangs du national socialisme. (…) Quelques-uns prenaient le serment au sérieux : ils préféraient, par exemple, renoncer à une carrière universitaire plutôt que de prêter serment à Hitler. Plus nombreux étaient les ouvriers, à Berlin surtout, et les intellectuels socialistes qui tentaient d’aider les juifs. Il y avait, enfin, ces deux petits paysans dont Günther Weisenborn raconte l’histoire : vers la fin de la guerre ils furent appeler sous le drapeau S.S. ils refusèrent de signer. Condamnés à mort, ils furent exécutés. Mais ils écrivirent, le jour de leur exécution, une dernière lettre à leur famille : « nous préférons mourir plutôt que de charger notre conscience d’un poids aussi terrible. Nous savons quels sont les ordres qu’exécutent les S.S. » La situation de ces gens qui, sur le plan pratique, ne faisaient rien, était très différente de celle des conspirateurs. Ils avaient gardé intacte la faculté de distinguer entre le bien et le mal. »

Les physiciens modernes et les anciennes traditions partagent l’avis pour dire que l’homme est à la fois fils de la terre et des étoiles. D’où notre universalisme naturel et notre parenté entre tous au-delà des diverses apparences et appartenances (le ciel étoilé) et nos spécificités complémentaires (nos terroirs faits de nos cultures et racines ancestrales qui, en nous différenciant, nous apportent vigueur et couleurs). S’enraciner dans l’identité heureuse aujourd’hui, ne serait- ce pas intégrer toujours mieux, cette double appartenance ?

Enfin, pour contribuer à développer concrètement des « identités heureuses », Edgar Morin dans son livre la Voie9 nous donne des pistes. Les indiens kogis de Colombie nous en donnent d’autres sans pour cela nous demander de les imiter. On peut constater aussi une quête d’identité heureuse qui se traduit en France par des mouvements comme le Collectif Roosevelt, l’association Colibris, des éco-villages et des éco-hameaux…

Dans nos pays occidentaux, j’aurai tendance à penser qu’il est nécessaire de s’extraire du système actuel tout en prenant garde de ne pas tomber dans le rejet du système. Par des rencontres de ruraux bien dans leurs bottes (pas encore totalement déracinés et séniles) et de citadins (prêts à sacrifier une bonne part du mirage du progrès sans le renier pour autant), de ce dialogue puis par des réalisations concrètes, pourraient peut-être naître (renaître) des îlots de civilisation heureuse et pas simplement des identités heureuses.

1 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, 1998.

2 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, op. cit., p. 188.

3 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, op. cit., p.115.

4 Jean Claude Michéa, Le complexe d’Orphée, p. 133, Climat, 2011. « L’illusion moderniste repose sur la croyance naïve que l’accès à une société véritablement universelle- autrement dit, à une société qui se serait enfin affranchie des limites que chaque culture particulière impose, par définition, à ses membres – devrait exiger de chaque individu et de chaque peuple qu’ils renoncent définitivement à toutes leurs formes d’appartenance antérieures (de la tribu, à la nation, en passant par le village ou le quartier). Formes d’appartenance – ou « identités » – que l’idéologie moderniste conduit inévitablement à percevoir comme autant d’obstacles « archaïques » et « réactionnaires » à l’unification promise du genre humain sous la double enseigne des « droits de l’homme » et du marché mondialisé ».

5 Jean Claude Michéa, Le complexe d’Orphée, p. 135, Climat, 2011.

6 Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 2002.

7 Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, Les trois Arches, 1987. (Jacques Lusseyrandans son livre « Et la lumière fut » nous livre l’un des plus beaux témoignages de chef d’un mouvement de résistance puis de déporté. Malgré son handicap (il est aveugle), c’est lui qui dans un camp de concentration, par son exemple, soutient les autres déportés et les aide à rester conscients, dignes et humains).

 

8 Catherine Vallée, Hannah Arendt, Socrate et la question du totalitarisme , op.cit., p128.

9 Edgar Morin, La Voie, Fayard, 2011.

Changer d’R

Je reprends les termes suivants inspirés du livre1 d’Edgar Morin et Patrick Viveret quand ils évoquent l’enjeu d’un triple changement :

–       Changement d’ère, besoin d’une humanité plus humaine

–       Changement d’aire, les problèmes qui se posent sont à résoudre à la fois à l’échelle planétaire et à l’échelle locale.

–       Changement d’air, les questions d’écologie, d’environnement et de rapport à la nature nous conduisent à nous ré enraciner dans nos terroirs locaux avec ses lois et ses rapports au temps.

Par quel changement commencer ?

Faut-il commencer les trois changements à la fois ?

À quelle échelle et avec qui ?

Ces questions centrales préfigurent le choix d’un chemin pour l’avenir. Le chemin qui va être décrit est un chemin particulier, celui que j’ai pu imaginer et le fruit de mes expériences et observations. Je suis convaincu qu’il y en a bien d’autres. L’essentiel, c’est d’arriver à bon port, n’est-ce pas ?

Donc de mon point de vue, il faut commencer par un changement d’ère, en agissant concrètement sur le terrain des deux autres types de changements (aire et air).

Pourquoi ce choix ?

Car si au centre des choses on ne place pas le fait de chercher à être plus humain, je doute que la force de convergence soit capable dans le temps de supporter les assauts des forces divergentes, des intérêts personnels et particuliers, surtout dans un monde marqué par la pénurie (notre monde à venir). Concernant l’échelle de ce changement, il s’agit de lancer des projets pilotes, donc de commencer à une petite échelle et en fonction des expériences acquises, des résultats et des possibilités d’abord humaines, d’envisager d’essaimer.

Par qui ?

Avec tout le monde. Mais, pour commencer, avec les deux populations qui sont à la fois les plus proches et les plus éloignées aujourd’hui : les citadins jeunes et adultes et les agriculteurs qui, pour la plupart, sont assez âgés. J’imagine donc un double mouvement pour s’orienter dans un changement d’ère et pour qu’une greffe prenne :

Un premier mouvement venant de citadins faisant l’effort de changer leur mode de vie de l’intérieur (il s’agit fondamentalement d’oser la quête d’équilibre entre vie prosaïque et vie poétique) et en investissant du temps et des moyens dans la formalisation de projets à la campagne pour une autre vie fondée sur de nouvelles bases. Dans ce changement de vie, il est d’abord capital que chacun trouve, retrouve, sa part poétique, son don naturel. D’autre part, il ne s’agirait pas de quitter définitivement la ville et s’installer à la campagne. Ce pourrait être le cas pour certains, mais pour beaucoup, on peut imaginer une période de transition entre ville et campagne, voir une situation permanente à cheval entre les deux, tant que les villes et l’organisation du monde actuel sont viables.

Un deuxième mouvement venant d’agriculteurs et d’hommes de la terre capables de renouer avec leur générosité naturelle pour accueillir ces citadins et capables de retrouver la patience qui les caractérisait pour former les citadins à la campagne et aider à les ré enraciner dans un terroir. Ce sont ces hommes de la terre qui sauront faire germer les graines citadines. Ils auront eux aussi à apprendre et à reconnaître qu’ils ont perdu leur artisanat et leur folklore et donc leur fertilité culturelle. Ils ont besoin de la greffe des citadins, ils ont eux aussi à réapprendre. De ce double mouvement devraient naître de nouvelles pousses, une nouvelle vie, de l’espoir. Des épreuves, des difficultés, des sourires et de l’entraide.

Aujourd’hui et depuis un certain temps, il y a déjà une forme d’exode de citadins vers les campagnes. Mais mon constat est que la plupart de ces personnes ont placé au centre de leur démarche le changement d’air et non le changement d’ère. Ce qu’ils vivaient en ville, ils finissent par le reproduire à la campagne où leur temps devient principalement dédié à la survie de leur modèle de changement d’air. Certes, il y a des contacts avec les autochtones mais cela reste en surface, ils ne s’imprègnent pas de l’âme du pays et des gens qui y sont enracinés. Il y a toujours des exceptions, mais en général, la greffe ne prend pas.

Il y a aussi le cas particulier des régions où la désertification des campagnes a été si marquée que les citadins qui s’y sont installés se retrouvaient presque seuls. Là aussi j’ai pu constater qu’il manque un lien à l’âme du pays, une capacité à s’harmoniser dans le paysage.

Prenons un exemple : ce couple avec deux enfants qui a réussi à acheter une ferme. Après cinq ans de travaux, quelques aides des voisins, le lieu est devenu habitable. Madame a lancé la fabrication de pains bios et Monsieur essaye de se faire connaître comme menuisier. Cinq ans de plus ont passé, ils ont réussi à s’équilibrer financièrement, mais « c’est serré ». Il faut beaucoup « bosser » pour s’en sortir. Ils ont de bons rapports avec leurs voisins avec qui ils s’entendent bien, mais ils n’ont pas trop de temps. Les voisins non plus n’ont pas trop de temps et ils ne sont plus très jeunes…

À ce couple, il me semble qu’il leur manque trois choses fondamentales :

– L’existence d’un réseau qui dès l’origine soutient leur projet en leur assurant des conditions de vie correctes. Ce peut être des associations écologiques locales, des réseaux types colibris ou terre de Liens, des personnes qui se sont engagées comme clients de leurs activités dès le début du projet (type AMAP).

– La place et du temps pour une vie culturelle importante et des échanges humains.

– Des relations de confiance, de confidentialité, de profondeur avec leurs voisins et les gens des villages avoisinants.

Ces trois choses fondamentales permettent de proposer une voie en trois étapes préliminaires sur comment faire pour que la greffe prenne pour un scénario viable dans le futur.

Les trois étapes préliminaires seraient :

1/ Un examen de conscience

2/ Se préparer à un changement de vie

3/ Formaliser l’orientation de changements de vie en projets concrets.

 

Première étape, un examen de conscience :

Pour les citadins comme pour les ruraux, cela consisterait, grâce à des rencontres, des échanges, des lectures et un temps conséquents de réflexion personnelle, à comprendre que notre mode de vie et ses moteurs ne sont plus viables et étouffent les vrais moteurs de vie tant au niveau collectif qu’individuel.

Pour les agriculteurs et habitants des campagnes, il faudrait particulièrement arrêter de voir les nouveaux venus sur leurs terres comme des étrangers ou des personnes à plumer. En d’autre terme, sortir de l’indifférence ou/et d’un rapport intéressé envers les citadins.

Après la compréhension de sa propre situation et celle du monde, il faudrait passer à l’acceptation : l’acceptation qu’on est accroché, addict (pour reprendre un terme à la mode) à des choses futiles, mercantiles et superficielles. L’acceptation qu’on est d’une certaine façon pollué, pas seulement physiquement mais psychiquement et mentalement par un mode de vie ambiant, des habitudes dégradantes qui alourdissent et désensibilisent à ce qui est subtil, poétique et fraternel.

Pour ces deux phases d’examen de conscience passant par la compréhension et l’acceptation, l’entraide avec des échanges tendant vers toujours plus de sincérité me semble être la clé pour que les rencontres avec soi-même ne se soldent pas par un abandon face à la tâche que représentent ces changements intérieurs. C’est là que des activités en rapport avec les changements d’aire (résoudre des problèmes à l’échelle du monde à travers des actions d’ONG par exemple et résoudre des problèmes locaux en rapport avec l’entraide et l’aspect générationnel) ou d’air (actions écologiques, actions d’entraides, travail avec des agriculteurs et des ruraux) me semblent particulièrement appropriées pour rencontrer des personnes partageant ce type d’aspiration et certainement plus aptes à vivre les échanges préfigurant un changement d’ère.

La deuxième étape serait de commencer à agir dans le sens de ce qu’a fait émerger l’examen de conscience, essentiellement la préparation à un changement de vie :

Pour amorcer un changement de vie, en règle générale cela demande du temps. La table rase est rarement adaptée et peu conforme au changement d’ère qui demande de semer des graines et comme le jardinier, les arroser patiemment, entretenir ce jardin. On pourrait penser que les ruraux sont mieux lotis pour cette étape, je n’en suis pas sûr. Il y a trop longtemps que pour la plupart, ils ne respectent plus la nature et ses cycles. Eux aussi auront à prendre sur eux et ré expérimenter la patience et l’amour des belles choses et bien faites. Il ne s’agit pas d’un retour à la campagne de la fin du XIX° siècle et la vie qui va avec, ce serait alors en partie un échec. Cette deuxième étape serait plutôt une phase féconde et expérimentale d’essais et de partages pour que le meilleur du monde moderne se mette au service du vivant et de la nature et que ce qu’il reste des racines et terroirs, alimentent l’imaginaire des citadins. Il s’agit d’obtenir une symbiose, à titre expérimental, entre ce que peuvent s’apporter mutuellement les citadins et les ruraux.

Enfin, la troisième étape préliminaire serait de formaliser ces changements de vie en projets concrets tant au niveau individuel que collectif. En effet, quand les citadins et les ruraux auront appris à se connaître et s’apprécier dans leurs différences, quand leurs finalités seront claires et partagées, alors pourront naître quelques réels essais d’éco-lieux pour leur donner un nom.

Pourquoi tenter ce genre de projet seulement en zone rurale et ne pas le tenter dans les villes ?

Car le fonctionnement des villes s’appuie sur des apports essentiellement externes à elles, apports gérés à l’échelle nationale et régionale. D’autre part, tant que la finance est le facteur premier dans la manière de gérer l’occupation des sols en milieu urbain, cela ne permet pas d’envisager d’investir dans la mise en place de jardins maraîchers et de petites fermes de proximités à l’échelle adéquate pour une réelle autonomie. Plus tard, bientôt, quand le monde sera un monde de pénurie, ce ne sera pas dans les villes qu’on trouvera l’autonomie. Et si certains y arrivent ce sera soit par le vol et les pillages, soit par la force avec pour se protéger et garder « ses richesses » des châteaux-forts modernes entourés d’enceintes en béton et de grilles électriques.

Prenons l’exemple de la région parisienne qui est particulièrement significatif de la fragilité de notre système : en ce qui concerne la nourriture, on sait que cette région ne peut tenir que trois jours sans approvisionnement. Ensuite, elle passe en pénurie car ses terres agricoles n’assurent même pas le dixième nécessaire à son autonomie. Cela veut dire qu’au bout d’une semaine sans approvisionnement, au moins neuf millions de personnes manquent des denrées de base et doivent envisager de migrer vers de meilleures destinations si tant est qu’elles existent. Cette description alarmiste est vérifiable. Elle est le fruit d’une politique de course à la rentabilité où les stocks sont gérés au plus court. D’autre part, le coût d’achat du m2 monte progressivement aux abords des villes et rend prohibitif le maillage de jardins et d’habitats dans les villes à l’échelle souhaitable pour l’autonomie alimentaire.

Enfin, les campagnes sont devenues des lieux d’agricultures industrielles et spécialisées par régions avec des monocultures et mono élevages. En cas d’écroulement du système, elles non plus ne sont pas autonomes. D’où la nécessité vitale de relancer dans les campagnes des lieux ayant comme première finalité l’autonomie dans l’alimentation, dans l’éducation et dans les activités culturelles.

Ces trois piliers sont la base nécessaire à l’épanouissement des individus dans leur diversité, base à laquelle on doit rajouter une orientation marquée par le respect et la recherche d’harmonie avec l’environnement. Si en parallèle ou par la suite, ces lieux s’orientent pour obtenir ou au moins tendre vers l’autonomie dans les domaines de l’énergie, des services sociaux, médicaux et sanitaires, de la justice, de la sécurité et du travail, une nouvelle forme de civilisation peut s’envisager. Si ce scénario à tenter de réseaux d’éco-lieux arrivait à prendre de l’ampleur, on pourrait alors démontrer qu’une symbiose des hommes avec l’ensemble du vivant est possible dans notre monde actuel et peut-être inspirer pas seulement les citadins mais les villes elles-mêmes. Dans l’organisation et l’utilisation de l’espace, on chercherait la juste densité en tenant compte à la fois des intérêts généraux et particuliers et en plaçant au centre les intérêts atemporels plutôt que les intérêts matériels. Cela nécessiterait une réelle gouvernance mondiale, axe d’un arbre où les nations et les régions seraient ses branches et ses feuilles et non des entités sous tutelles ou en rebellions.

Si à partir de1968 et avec la décennie qui a suivi, le monde avait déjà les outils pour aller vers cette civilisation monde, peu d’hommes occidentaux avaient cette clairvoyance. De plus, ils n’avaient pas le pouvoir d’agir pour changer de cap face au rouleau compresseur de la société de consommation. Les années ont passé et si de plus en plus de personnes ont pris conscience de l’impasse du monde marchand, la plupart sont restées au stade de la constatation.

Ces personnes n’approuvent pas la direction de notre société, mais n’agissent pas ou ponctuellement, comme on le fait pour une action de charité dominicale et ainsi se donner bonne conscience. Ou alors, elles agissent en réaction, en étant contre certaines choses, sans arriver à formuler d’autres choses pour lesquelles elles sont pour et où elles pourraient s’investir. De tels comportements créent à la longue des dichotomies et des nœuds dans les consciences. Rien n’est inexorable et j’ai confiance sur le fait que ces dichotomies et ces nœuds peuvent se résoudre.

J’ai proposé précédemment trois étapes pour résoudre ces problèmes avec notamment la première étape, l’examen de conscience. Il me semble important de revenir sur ce sujet pour conclure, car sans un sincère examen de conscience, aucun scénario à tenter ne résistera à l’épreuve du temps, des doutes et des fluctuations inévitables dans une telle aventure. En plus de comprendre et accepter qu’on est « addict » à des choses futiles, mercantiles et superficielles, il me semble incontournable de se poser aussi la question de pourquoi on est « addict » à ces choses secondaires ?

Mon analyse sur le sujet est que cela demande à chacun de s’interroger sur la façon dont il gère ses peurs. La peur de la mort, la peur des changements, la peur de ne pas être à la hauteur, la peur de souffrir, la peur de perdre, la peur d’exprimer ses sentiments. Tant de peurs virevoltent en et autour de nous. Ne faut-il pas accepter de passer par certaines peurs avant que d’autres peurs, qui elles ne dépendraient pas de nous, nous assaillent ?

 

1 Edgar Morin, Patrick Viveret, Comment vivre en temps de crise, Bayard, 2010.