Il est arrivé sur les tatamis à 5 ans… Une tête de plus que ses copains, une énergie débordante, un sens du déplacement exceptionnel pour son âge, toujours un sourire aux lèvres, toujours à jouer, toucher, parler… La vie !
Je ne me suis pas rendu compte tout de suite. Il y a d’abord eu des moments de fatigue, assez inexplicables pour lui, compte tenu de son énergie et de ce que je demande aux enfants de cet âge. En général, j’attribue les baisses d’énergies au rythme linéaire de l’école qui ne s’adapte pas aux rythmes des saisons et encore moins à celui de chaque enfant. Mais le printemps est arrivé, les mois s’écoulaient et en plus de la fatigue, j’ai constaté chez cet enfant un certain désintérêt des autres, un début d’isolement.
Problème de divorce ou de tension entre les parents ?
L’air de rien, je discute avec la maman, mais tout semble stable de ce côté-là. Je lui demande si son enfant est toujours intéressé par les arts martiaux, lui a-t-il parlé dans ce sens ?
Elle me répond « non, mais c’est vrai qu’il joue moins, il devient beaucoup plus casanier, mais vous savez çà m’arrange, je cours moins qu’avant ! »
La discussion ne va pas plus loin. Un soir, cette maman passe l’heure sur les bancs au bord des tatamis. A chaque fois que je me tourne vers elle, elle est en train de pianoter sur son téléphone. Au moment de partir, elle est encore en tchatche et se retourne de temps en temps vers son fils pour lui demander de se dépêcher… Et un autre soir, alors qu’il ne reste que quelques minutes avant le cours, l’enfant en question est assis sur le bord des tatamis toujours en tenue de ville. Sa mère est un peu plus loin en mode sms et lui aussi pianote…, sur une console de jeux…
S’en suit un échange :
– Tu ne vas pas t ‘habiller ?
– Non, je préfère rester sur le bord.
– Tu préfères jouer avec ton jeu ? Tu ne vas pas courir avec tes amis ?
– Non, je ne suis pas très bien.
– Ah…. T’es sur ?
– Votre fils est malade ?
– XXX, mais va t’habiller !
– Non Maman, je suis mieux là…
– Il joue souvent avec sa console ?
– Il n’arrête pas, je ne peux pas l’en détacher.
– Ah…
XXX a fini par aller s’habiller. Il a un peu participé au cours mais pas trop. Je l’ai vu encore quelques fois, la console aussi et un mois avant la fin de saison, ils ont disparu. Les années ont passé et chaque année, mon plus grand combat pour les enfants est d’arriver à semer en chacun des graines du sens de l’effort. Pas de l’effort pour gagner ou être le meilleur bien sur, mais l’effort pour contribuer à l’autonomie de chacun, c’est-à-dire pour développer leur capacité de penser et d’agir par eux-mêmes. Un effort nécessairement altruiste et généreux. Cela passe par des jeux, des contacts, des efforts physiques ensemble, la moindre des choses dans un dojo. Mais aussi par des discussions sur ce thème, surtout des échanges d’expériences pour valoriser les efforts de chacun. Parfois on casse du sucre sur le dos des portables, ordis et autres consoles. Mais pas trop. C’est quand même bien ces jouets, mais il faut doser et c’est le rôle des adultes. N’est-ce pas ?
Un jour, une autre maman arrive avec ses deux enfants. Les deux enfants ont des casques sur la tête et le plus jeune a une console dans les mains. Ils ne me regardent pas une seconde, ils sont très occupés. La dame s’informe, me demande les prix pour pratiquer les arts martiaux.
– Oh, mais c’est cher !
– Euh, oui…
– Regardez, c’est quand même beaucoup moins cher, eux. (Elle me tend son iphone où s’affiche la page qu’elle a cherchée à l’instant).
– Ce n’est pas la même chose, vous savez, c’est une salle de gym, avec des machines, c’est différent. C’est plutôt pour un public d’adultes.
– Oui mais c’est du sport aussi, il y a des machines pour courir, pour pédaler…
– Oui, c’est du sport, avec les machines… Là c’est avec des humains et ce n’est pas que du sport…
J’essaye d’intéresser les deux enfants. Mais ils font comme s’ils n’étaient pas concernés même s’il s’agit du choix de leurs activités. Ils ont dû déléguer ce choix à leur mère… Cette dernière m’explique en chuchotant que, ce qui compte, c’est de les aider à leurs faire perdre du poids. Et en effet les deux sont au format XXXL. La discussion tourne autour des prix, elle me dit qu’elle va voir et s’en va poliment. Ses deux enfants n’ont toujours pas croisé une seule fois mon regard.
Orwell avait raison[1] : « l’aboutissement logique du progrès mécanique est de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal ». L’avènement de l’homme aux prothèses cybernétiques… De moins en moins capable d’ effort physique, énergétique, psychologique et mental. De moins en moins capable d’imagination tant les images sont déjà fixés sur ses nombreux écrans…
S’il vous plait, les parents, inculquez le sens de l’effort à vos enfants, même si vous n’êtes pas des exemples. Le sens de l’effort dont je parle ne peut pas se réduire simplement à l’objectif de leur faire réussir des études, c’est un effort trop intéressé. Le « bon sens de l’effort », c’est celui qui leur permettra de toujours rebondir, de s’adapter, de faire avec peu, de relativiser et persévérer au-delà des résultats obtenus, de garder l’humour en toutes circonstances. Un sens de l’effort plus qu’utile pour le monde qui vient.
[1] Jean Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée, p.60, Flammarion 2011.