Fragmentation

Un mot résume la vision probable du futur : FRAGMENTATION. Nicolas Tenzer1 qui emploie aussi ce mot lui préfère le mot « DESEQUILIBRE » (repris une centaine de fois dans son livre « Le monde à l’horizon 2030 »). En effet, le mot qui caractérise le monde actuel est bien déséquilibre et peut être, en 2030, ce seront encore les déséquilibres qui qualifieront le mieux l’état du monde. J’en doute. Vu du côté de la consommation, plus il y a de déséquilibres plus il faut de l’énergie et des moyens pour équilibrer, ce qui se traduit mécaniquement par l’augmentation du PIB. Et ainsi, on va vers un PIB mondial toujours plus important, mais au détriment de réserves et d’équilibres toujours plus fragiles. Nous avons déjà franchi de nombreux seuils et à un moment le Seuil sera franchi.

Si encore aujourd’hui ce qui caractérise en apparence le monde est le mot déséquilibre, dans l’invisible, la fragmentation est à l’œuvre. Le monde moderne puis post moderne, tirent leur force de la fragmentation car leur fonctionnement est basé sur la spécialisation et la séparation, la façon d’obtenir toujours plus de rendement même si c’est au détriment du vivant et de la diversité, c’est-à-dire à l’insu de tout ce qui est organique et complexe. Aujourd’hui et à l’horizon de 2030, ne serions nous pas en train d’arriver à l’épilogue du processus de fragmentation ?

Tant que les systèmes vivants et complexes étaient en abondance et en bonne santé apparente ou vue comme telle, les résultats obtenus par les déséquilibres et la fragmentation masquaient les conséquences de ce fonctionnement, mais aujourd’hui, la « coupe est pleine ou vide selon l’angle de vue »…

Les deux guerres mondiales auraient dû remettre en cause ce modèle de fonctionnement, mais cela a plutôt généré l’inverse. Et si 1968 a sonné le glas de la société de consommation car depuis, le doute s’est insinué et a progressé sur la validité et l’intérêt de ce mode de vie, cela n’a pas réussi à l’arrêter car peu de personnes depuis cette époque ont pu, ou su, exprimer ce doute et surtout être entendues. La consommation a même accéléré exponentiellement depuis 1968 et la mise en place de la post modernité, accélération qui continue encore aujourd’hui avec toujours plus de déséquilibres et de fragmentations.

Comment et pourquoi ce système est-il encore soutenu ou au moins toléré par la majorité des hommes sur terre ?

Car ce qui n’est pas encore complètement fragmenté, c’est le mythe et le moteur du système : le progrès synonyme de meilleur. Ce mythe est bien attaqué, mais il résiste.

Il résiste parce que sans doute, « il se prend » pour la totalité.

Prenons des exemples pour clarifier en quoi « il se prend » pour la totalité et « rions » un peu :

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Le progrès nous promet des réponses à tout… Aujourd’hui, on voit les conséquences de toutes ces promesses… J’aime bien la Castafiore dans Tintin qui rit de se voir si belle. Mais la réalité frappe à la porte et demande des comptes. Les professeurs Tournesols sont devenus tous fous et les Tintins se font rares. Et alors, quel avenir, quel scénario probable ?

Ce ne seront ni les religions, ni les crises, ni les guerres, ni les intégrismes, ni les nationalismes, ni les régionalismes, ni les cataclysmes et tous les « ismes » qui mettront à genou le mythe occidental. Un, voir tous ces acteurs cités auront certainement une participation active à cet écroulement. Mais le coup de grâce sera donné de l’intérieur, par les excès et la surchauffe du système. À l’heure où j’écris ces pages, il ne se passe pas un jour, ou presque sans l’annonce de quelque chose qui s’écroule en rapport avec le château de sable du modèle libéral. Il y a de nombreux murs dans ce château, avec de nombreuses mains pour se précipiter et essayer de reboucher les trous. Mais même si les enfants que nous sommes ne voyons pas la marée monter, nous sentons bien que le château est en train de prendre l’eau et que c’est inexorable. Nous savons tous que la marée finit toujours par avoir le dernier mot. Et que font-ils les enfants quand le château est englouti ?

Ils partent et ils l’oublient.

Quand la console de jeu et la connection Internet resteront muettes, rares seront ceux qui se battront pour les maintenir en vie. Ce que certains voyaient comme la nouvelle révolution et comme le nouveau changement d’ère pourrait ne pas faire long feu. On pourrait penser que j’en suis satisfait. Pas du tout. La métaphore du château de sable a le parfum d’innocence de l’enfance, mais il faut s’attendre plutôt à un syndrome du style, «les rats quittent le navire »… Et les rats emporteront avec eux ce qu’ils peuvent, c’est-à-dire une partie du navire mais jamais la totalité. Faisons un point à ce stade de l’histoire : le moment où le modèle occidental se serait effondré. Serait-il «aidé» voire accéléré dans cet effondrement par des évènements extérieurs ?

Peut-être. Peut-être que la terre aura généré des cataclysmes en même temps ou avant ou après que le modèle occidental s’effondre. Ce qui caractérise notre monde high tech c’est la fulgurance de son ascension et mon intuition me porte à croire que sa chute se fera comme son ascension. Je ne crois pas comme certains au choc des civilisations car aujourd’hui, en réalité, il n’y a plus qu’une seule civilisation, celle du capitalisme néo-libéral. Dernièrement, j’entendais à la télévision un politicien français très connu dire « le néo-libéralisme s’est fini, plus aucun gouvernement n’écoute ses sbires depuis la crise de 2009 ». Quel cynisme !

Qui gouverne aujourd’hui, les politiques ?

Obama, le président américain est-il réellement le chef et le décideur qu’il devrait être ?

La voracité des marchés s’est-elle atténuée après la crise de 2009 ?

Si les libéraux se font en effet plus discrets, le système libéral a-t-il lui, perdu du terrain depuis 2009 ?

Le totalitarisme libéral dans son aveuglement rappelle l’aveuglement d’Hitler et des nazis qui ne pouvaient pas se voir autrement que vainqueurs. Ils se pensaient capables de toujours trouver des solutions et de retourner n’importe quelle situation. Ce n’est que quand tout a été détruit autour d’eux qu’ils ont vu la réalité, réalité qu’ils n’ont pas admise pour autant, car ils ont tenté de tout anéantir avec eux. Même si dans chaque pays il y a des ilots de résistance, le capitalisme néo-libéral a tout englobé et ce n’est que de l’intérieur, en commençant par chaque individu, que peut naître autre chose et il faut se dépêcher.

Il faut se dépêcher, car une fois le modèle effondré et la pénurie devenant l’immense problème du moment, je crois plutôt au « choc des voisins » qui face à la rareté se battront pour acquérir l’essentiel, quitte à faire preuve de violence et utiliser la force contre ceux qui hier étaient des proches. Pourra-t-on alors parler de civilisation et de monde cultivé ?

Il faudra bien avoir anticipé avant la chute de notre civilisation des réelles solidarités et des relations conviviales quoi qu’il advienne, sinon la barbarie sera partout et pour tous.

La théorie que j’avance ici est celle que la société de consommation s’effondrera avec ou sans action extérieure à elle. C’est le propre de tout système totalitaire de finir par s’auto détruire si les choses extérieures à lui ne l’ont pas produit avant.

Dans quel délai ?

Très certainement avant le milieu du XXI ° siècle et ce pour trois raisons principales :

1/ La pression aveugle et incontrôlable de plus de deux milliards d’habitants pour rentrer dans le modèle de société de consommation alors que les réserves sont déjà insuffisantes pour ceux qui en profitent encore.

2/ La conviction que nous ne sommes pas assez sages pour bénéficier d’une mansuétude du destin avec par exemples la mise à disposition d’une énergie illimitée via le système de fusion nucléaire ou l’hydrogène et l’aboutissement de nanotechnologies toujours moins gourmandes en matière et énergie pour fournir à tous les humains le mode de vie moderne.

3/ L’accélération des catastrophes naturelles, avec en réaction les famines et les migrations.

Ma vision de l’avenir n’est pas réjouissante… Je l’assume, car je suis sceptique sur nos capacités actuelles à restreindre l’écroulement. Nous sommes une civilisation qui n’est pas dans la demi-mesure et qui a beaucoup de mal à faire marche arrière, ralentir, se poser, écouter, dialoguer.

Si les choses s’écroulent, arriverons-nous à garder des choses valables en rapport avec ce monde moderne ?

Je ne sais pas ce qui pourra être sauvegardé du monde actuel. Les choses sauvegardées seraient celles qui gardent du sens dans le contexte de vie à venir. Dans un monde qui reviendrait à la dimension des localités et des régions, qui gardera à l’esprit de communiquer avec les habitants de l’autre côté de la planète ?

Peu de monde, malheureusement… Qui entretiendra des systèmes « d’intelligence collective » avec les systèmes d’informations qui vont avec, pour avancer dans la recherche et maintenir nos acquis scientifiques s’il n’y a pas en place des réseaux et groupes humains aptes à accueillir et faire fructifier ce type d’apports ?

Le monde moderne nous aura fait toucher du doigt la « civilisation monde », la possibilité de donner du sens à la notion de « terre patrie », la possibilité de crédibiliser un humanisme universaliste, la possibilité d’être coresponsable avec la terre de l’entretien et l’épanouissement des espèces. Notre technologie est quelque chose de très positif à bien des égards. Notre culture dans presque tous les domaines est un trésor inestimable. Mais si la survie matérielle devient l’enjeu majeur de la seconde moitié du XXI° siècle, il faut s’attendre aux retours des régions, des clans et des tribus.

La notion de Terre-Patrie2 s’éloigne… Dans un tel contexte, l’histoire nous prouve qu’on est alors dans le « mauvais moyen –age », c’est-à-dire entre deux âges civilisés. La fin de l’empire romain a plongé l’Europe et une partie du bassin méditerranéen dans un monde assez barbare et inculte pendant plus de six cents ans voire beaucoup plus selon les critères.

« L’empire moderne » c’est autre chose que l’empire romain formé des régions autour du bassin méditerranéen. « L’empire moderne » c’est la terre et l’humanité dans son ensemble. Je ne sais pas si son moyen age sera proportionnel à celui qui a suivi les Romains, mais c’est une éventualité.

Il n’y a pas que des sombres perspectives dans ce scénario d’avenir probable : le rapprochement, au départ forcé, des hommes pour subvenir à leurs besoins de bases pourrait créer de nouvelles formes de solidarité et de convivialité. Si la population est moins nombreuse et avec moins de moyens matériels, le rapport au temps et à l’espace changerait et ne serait plus associé au conflit, à la compétition et à la prédation comme il l’est aujourd’hui.

Pour reprendre un terme inventé il me semble par Boris Cyrulnik, « la résilience », un contexte de vie tout autre que celui d’aujourd’hui, permettrait de faire émerger chez les « rescapés » de nouveaux moyens encore inimaginables aujourd’hui et la conscience que certainement, c’était le monde d’avant (le nôtre aujourd’hui) qui était difficile à vivre et non le leur. Et si le scénario réel pour les temps à venir se passe comme je viens de le décrire, il est encore plus temps de proposer un scénario à tenter. Ce sera pour un prochain article…

1 Nicolas Tenzer, Le monde à l’horizon 2030, Perrin, 2011.

2 Edgar Morin, Terre-Patrie, Seuil, 1993,1996 et 2010, (pour les préfaces).

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